CHAPITRE ONZE

 

 

Deux soldats de la compagnie de Cuhelyn, qui effectuaient une ronde complète de l’extrémité sud du camp, trouvèrent, à la fine pointe de l’aube, la porte la plus éloignée sans sentinelle et coururent en référer à leur capitaine. Tout autre que Cuhelyn n’aurait peut-être pas pensé à inspecter les lignes de défense à pareille heure. Mais lui considérait la présence de Cadwalader, bien qu’à peine tolérée, non seulement comme injurieuse envers la mémoire d’Anarawd, mais surtout comme une menace pour la vie d’Owain. Et l’attitude de Cadwalader à l’intérieur du camp n’avait en rien atténué la méfiance et la haine que Cuhelyn éprouvait envers lui. Cette façon de se retirer loin de tous, certains auraient pu l’interpréter comme une humiliation de se voir rejeté par son frère. Cuhelyn se refusait à être dupe de cet individu plein de morgue, insensible à ce que pouvaient éprouver les autres. Il ne fallait pas le quitter des yeux, de plus, car on ne pouvait jamais savoir ce qui lui passerait dans l’esprit. Aussi, sans demander l’avis de personne, Cuhelyn s’était-il chargé de surveiller chaque mouvement de Cadwalader ainsi que les faits et gestes de ceux qui se regroupaient autour de lui. Dès qu’ils se réunissaient, la vigilance était de mise.

Dès qu’il apprit la défection du garde, Cuhelyn se rendit à la porte en toute hâte avant que l’armée ne se mette en branle. Ils trouvèrent la sentinelle là où les Danois l’avaient laissée, au milieu des buissons. Il avait réussi à desserrer la corde qui lui entravait les poignets, mais pas assez pour se libérer et s’était en partie dégagé de son bâillon. Ses grognements étouffés permirent de le localiser lorsque la patrouille arriva à hauteur des arbres. Quand on le détacha, il se remit péniblement sur ses pieds et, les lèvres mâchurées, raconta son aventure de la nuit.

— Des Danois – ils étaient au moins cinq – en provenance de la baie. Ils étaient guidés par un gamin qui était peut-être gallois…

— Des Danois ! s’écria Cuhelyn, tout étonné. Il s’était attendu à quelque diablerie de la part de Cadwalader. Serait-il possible que cette diablerie ait été dirigée contre lui ? L’idée l’amusa quelque peu, mais il n’y croyait pas vraiment. Et si ses anciens alliés regrettaient que leur alliance ait été rompue et qu’ils aient préparé un tour de leur façon au détriment d’Owain ?

Il courut vers la tente de Cadwalader où il entra sans cérémonie. Un courant d’air lui rafraîchit le visage : derrière la couche, les peaux étaient séparées. Et il y avait une silhouette allongée qui émettait des petits cris d’animaux. Cette seconde victime ligotée acheva de dissiper ses doutes. Un parti de Danois se serait-il donné la peine de pénétrer en secret chez Cadwalader à seule fin de l’attacher, de le réduire au silence et de repartir comme ils étaient venus ? Il était évident qu’on le délivrerait au lever du soleil. De quelque façon qu’on tourne les choses, ça ne tenait pas debout. C’est ce que pensait Cuhelyn, qui n’y comprenait goutte, en s’escrimant sur les liens et les nœuds qui retenaient le prisonnier. Avec une seule main il faut une bonne dose de patience. Mais enfin, il y parvint. Une main, libérée, sortit à tâtons et rejeta les derniers plis qui couvraient une chevelure noire tout en désordre et un visage que Cuhelyn connaissait bien apparut.

Ce n’était pas la tête impérieuse de Cadwalader, mais celle, plus jeune, plus mince, plus sensible du pendant de Cuhelyn. C’était Gwion, le dernier otage de Ceredigion.

 

Ils se rendirent ensemble au quartier général d’Owain. Le premier ne menait pas vraiment l’autre, mais daignait marcher à ses côtés, le second le devançant pour que tout le monde comprenne que c’était de son plein gré qu’il se rendait, d’un pas ferme, là où on le conduisait et où il voulait lui-même se rendre. L’air qui les séparait vibrait d’une animosité qu’ils n’avaient jamais éprouvée jusqu’alors. Étant donné son intensité, elle ne durerait pas longtemps. Owain la décela dans la raideur de leur attitude et leur visage impassible quand ils se présentèrent devant lui et restèrent côte à côte, attendant son verdict.

Ces deux jeunes gens étaient sérieux, bruns, passionnés, l’un un peu plus grand et plus mince que l’autre, le second un peu plus robuste, le teint un rien moins mat, mais vus ainsi, épaule contre épaule, frémissants, tendus, on aurait pu les prendre pour des jumeaux. La seule différence, mais elle était de taille, était que l’un avait perdu un bras au cours d’une embuscade tendue traîtreusement par le seigneur que l’autre servait et vénérait. Mais ce n’était pas cela qui les opposait et les dressait l’un contre l’autre, pleins d’une hostilité qu’ils comprenaient mal et leur valait cette souffrance mêlée d’indignation.

Owain les dévisagea tour à tour et leur demanda d’un ton neutre ce que cela signifiait.

— Ce que cela signifie ? prononça Cuhelyn entre ses dents serrées. Cela signifie que cet homme n’a pas plus de parole que son suzerain. Je l’ai trouvé pieds et poings liés dans la tente de Cadwalader. Ce sera à lui de nous expliquer ce qu’il y faisait, parce que moi, je l’ignore. Toujours est-il que Cadwalader a disparu et que lui est ici. D’après la sentinelle, des Danois ont débarqué nuitamment de la baie, l’ont abandonné dans le même état et sont entrés chez votre frère. C’est à lui de nous révéler le pourquoi de tout ça, pas à moi. Je sais seulement, et vous aussi, seigneur, qu’il avait donné sa parole de ne pas tenter de quitter Aber et qu’il ne l’a pas tenue.

— Ce n’est pas à son honneur, observa Owain, qui s’abstint de sourire en voyant les marques sur le visage de Gwion, ses cheveux ébouriffés et ses lèvres gonflées par le bâillon. Alors Gwion, demanda-t-il doucement au jeune homme qui observait un silence farouche, qu’avez-vous à répondre ? Vous êtes-vous parjuré ? Êtes-vous déshonoré ? Votre serment est-il bon à jeter aux orties ?

— Oui, répliqua-t-il sans remords en entrouvrant ses lèvres déformées qui tremblèrent un instant, quand sa tension se relâcha.

On l’avait à peine entendu.

Ce fut Cuhelyn qui se détourna brièvement, regardant ailleurs. Gwion fixa sur Owain son regard noir et respira à fond maintenant que le pire était passé.

— Pourquoi avez-vous agi ainsi, Gwion ? Je vous connais depuis longtemps. Expliquez-moi cette énigme. Je vous ai chargé d’une tâche, à Aber, concernant la mort de Bledri. Vous m’aviez donné votre parole. Alors dites-moi comment vous en êtes arrivé à vous parjurer.

— Quelle importance ? C’est comme ça. Il ne me reste plus qu’à payer.

— Néanmoins, dites-le-moi ! lança Owain avec un calme redoutable. Parce que je veux savoir.

— Vous pensez que je vais tenter de me trouver des excuses, dit Gwion d’une voix nettement plus ferme, où l’on devinait une indifférence totale à tout ce qui pourrait lui arriver.

Il commença comme il put, donnant l’impression qu’il n’avait pas évalué jusqu’alors la complexité de ses motivations et qu’il craignait ce qu’il allait découvrir.

— Non, je reconnais ma faute, je ne l’excuse pas. Je me suis conduit d’une façon honteuse. Mais la honte est ma compagne quotidienne, je n’ai d’autre choix que de l’accepter. Non, attendez. Je n’ai pas le droit de parler ainsi. Je vais essayer d’être clair. Vous m’avez demandé de renvoyer le corps de Bledri à son épouse afin qu’on l’enterre et de l’informer de la façon dont il est mort. J’ai pensé que je pourrais sans déchoir aller la voir moi-même et lui ramener le cadavre. Je comptais revenir à ma situation de captif, si le terme n’est pas trop fort, seigneur, car je suis bien traité. Je suis donc allé à Ceredigion où nous avons inhumé Bledri. Puis nous avons parlé des agissements de votre frère, qu’il avait amené une flotte danoise pour reprendre ses droits par la force, et j’en suis venu à croire que le mieux pour vous deux, pour Gwynedd et le pays de Galles, serait que vous arriviez à vous réconcilier et qu’à vous deux vous renverriez les Danois dans leurs foyers, les mains vides, à Dublin. L’idée ne vient pas de moi, précisa-t-il, mais de vieillards sages qui ont survécu à bien des guerres et ont appris à être raisonnables. J’étais, je suis toujours, le féal de Cadwalader, il ne saurait en être autrement. Mais quand ils m’ont montré que c’était son intérêt de rétablir la paix entre vous, je suis entré dans leurs vues. Je me suis de mon mieux abouché avec certains de ses anciens capitaines aussi vite que j’ai pu et j’ai réuni une troupe qui lui était fidèle et souhaitait œuvrer à ce rapprochement que je désirais tant. Voilà comment j’ai rompu mon serment, conclut brutalement Gwion. Que nous ayons fini par gagner ou par perdre, je ne vous le cache pas, j’aurais combattu pour lui et avec enthousiasme contre les Danois. Je ne comprends pas qu’ils aient accepté pareil marché. J’aurais lutté contre vous, seigneur Owain, d’un cœur lourd, mais si on en était arrivé là, je m’y serais résolu. C’est lui que je sers, et personne d’autre. Donc je ne suis pas retourné à Aber. J’ai conduit ici une centaine de guerriers de valeur afin qu’il prenne leur tête, quelle que soit la manière dont il comptait les utiliser.

— Et vous l’avez trouvé dans mon camp, dit Owain avec un sourire. Apparemment la moitié de votre travail était déjà accompli et nous, nous avions signé la paix.

— Je le croyais et l’espérais.

— Dans quel état d’esprit était-il ? Parce qu’enfin, vous lui avez parlé n’est-ce pas avant que les Danois débarquent et l’emmènent en vous laissant derrière ? Était-il d’accord avec vous ?

Une grimace tordit brièvement le visage de Gwion.

— Ils sont venus, oui, et ils l’ont emmené. Je n’en sais pas plus. Je vous ai tout raconté maintenant et suis en votre pouvoir. C’est mon seigneur, et si vous m’acceptez dans vos rangs, c’est encore lui que je servirai. Vous avez le droit de me refuser cette faveur. J’ai cru qu’il avait été spolié et je n’ai pas pu le supporter. Néanmoins, je lui ai juré fidélité et je lui ai même offert mon honneur. Je ne sais que trop à présent que je souffre de l’avoir perdu. Agissez selon votre conscience.

— Vous prétendez n’avoir pas eu le temps de parler de nos relations, déclara Owain, l’observant attentivement. Et vous évoquez la possibilité de combattre dans mes rangs ! Mais ça n’est pas impossible. J’ai déjà eu bien pire sous ma bannière. Encore faudrait-il que je veuille combattre. Mais si je peux obtenir satisfaction sans aller jusque-là, je préfère nettement les solutions pacifiques. Qu’est-ce qui vous donne à penser une chose pareille ?

— Les Danois ont enlevé votre frère ! protesta Gwion d’une voix incertaine et qui soudain ne comprenait plus. Vous avez l’intention de le secourir, je crois.

— Absolument pas, rétorqua Owain carrément. Je ne lèverai pas le petit doigt pour le sortir d’où il est.

— Comment ? Alors qu’ils l’ont pris en otage pour avoir signé la paix avec vous ?

— Ils l’ont pris en otage pour récupérer les deux mille marcs qu’il leur a promis, oui, s’ils venaient m’obliger à lui rendre les terres qu’il avait perdues.

— Ce qu’ils ont à lui reprocher ne compte pas, cela n’est pas possible ! C’est votre frère ! Il est aux mains des ennemis et sa vie est en danger. Vous ne pouvez pas le laisser comme ça !

— Il ne risque strictement rien s’il leur paie ce qu’il leur doit, le rassura Owain. Et il y arrivera. Ils vont le dorloter et le libéreront sans une égratignure quand ils auront eu ce qu’ils veulent. Il leur a promis quelque chose ! S’ils obtiennent satisfaction, ils ne tiendront pas plus à en découdre que moi. Ils savent que s’ils le maltraitent, à ce moment, ils auront affaire à moi. Nous nous comprenons, les Danois et moi. Mais exposer mes hommes pour le tirer du bourbier où il s’est fourré tout seul ! C’est hors de question ! Non, il n’aura rien de moi, ce qui s’appelle rien !

— Je ne peux pas le croire ! s’écria Gwion, les yeux écarquillés.

— Cuhelyn, expliquez-lui où nous en sommes, soupira Owain, se rejetant en arrière, impuissant devant cette loyauté à la fois absolue et innocente.

— Le seigneur Owain a offert à son frère de parlementer, sans préjugé, commença Cuhelyn sans détour, il lui a dit qu’il devait renvoyer les Danois avant qu’il soit question de lui restituer ses terres, la seule façon de s’en débarrasser étant de leur payer ce qu’il leur avait promis. C’est lui qui a provoqué cette situation, c’était donc à lui de fournir la solution. Seulement Cadwalader s’est cru très malin et il a tenté de lui forcer la main en défiant les Danois.

Et il lui raconta ce qui s’était passé ainsi que l’erreur d’évaluation commise par Cadwalader en s’abstenant toutefois de donner le fond de sa pensée, mais sans oublier de mentionner les trois otages dans le camp danois.

— Voilà pourquoi les Danois sont venus le chercher sans s’en prendre à vous ni à un seul des hommes du seigneur Owain, conclut-il. Même envers des Danois un prince gallois se doit de tenir parole.

Il n’éleva pas la voix pendant toute sa tirade mais on y sentait une telle indignation que même Gwion fut réduit au silence.

— Tout ce qu’a dit Cuhelyn est vrai, précisa Owain.

— Je vous crois, articula péniblement Gwion, il n’en reste pas moins votre frère et mon seigneur. Il est impulsif, je le sais et il agit sans réfléchir, mais puisque vous renoncez aux liens du sang, je lui dois d’autant plus fidélité.

— Ce n’est pas exactement cela, expliqua patiemment Owain. Qu’il tienne parole envers ceux qu’il a appelés à son aide et qu’il libère le sol gallois de la présence d’envahisseurs. A ce moment j’aurai de nouveau un frère. Mais je suis las de ses trahisons et de ses mensonges. Je ne veux pas cautionner des agissements qui le déshonorent.

— Je ne puis aller si loin, rétorqua Gwion avec un pâle sourire, ni limiter mon allégeance. Je me suis parjuré, ne serait-ce que par la fidélité que je lui porte. Où il ira, j’irai, fût-ce en enfer.

— Vous êtes à ma merci, observa Owain, mais je ne comptais pas vous envoyer si loin, ni lui non plus.

— Et pourtant, vous refusez de l’aider. Oh ! seigneur Owain, plaida Gwion, pensez à ce que l’on dira de vous si vous abandonnez votre frère aux mains de l’ennemi !

— Il y a moins d’une semaine, répondit Owain, toujours aussi patient, ces mêmes Danois étaient ses compagnons d’armes. S’il ne les avait pas grossièrement grugés, ce serait toujours le cas. Si je passe sur sa trahison à leur égard, je me demande ce que l’on pensera de moi alors. Je n’aimerais pas que l’on me prenne pour quelqu’un qui apprécie ceux qui rompent leur serment ou reviennent sans vergogne sur ce à quoi ils s’étaient engagés.

— Vous me condamnez donc aussi sévèrement que lui, se lamenta Gwion.

— Vous au moins, je vous comprends. C’est votre loyauté qui vous a motivé. Cela ne vous honore pas, poursuivit Owain, fatigué de toujours pardonner, mais vos amis ne se détourneront pas de vous.

— Je suis en effet à votre merci. Quel traitement entendez-vous m’infliger ?

— Aucun. Restez ou partez, comme il vous plaira. Si vous désirez rester, on vous nourrira et on vous logera, comme à Aber, et vous verrez la suite des événements. Vous êtes à lui, pas à moi. Personne ne vous cherchera querelle.

— Vous ne me demandez plus de me soumettre ?

— Je ne l’estime plus nécessaire, répondit-il, et se levant, d’un geste de la main, il renvoya les deux hommes.

Ils sortirent tous les deux, comme ils étaient entrés, mais, une fois hors de la ferme, Cuhelyn s’éloigna et il serait parti sur-le-champ, si Gwion ne l’avait pas pris par le bras.

— Sa charité m’est insupportable ! Il aurait pu avoir ma peau, me charger de chaînes, je l’aurais mérité ! Vous aussi vous vous détournez de moi ? Si les choses s’étaient passées différemment, si c’était Owain en personne ou Hywel, qui s’était allié à l’ennemi, n’auriez-vous pas placé votre fidélité au-dessus même de votre parole et ne vous seriez-vous pas parjuré, s’il l’avait fallu ?

Le visage dur, Cuhelyn s’était arrêté aussi soudainement qu’il s’était détourné.

— Non. J’ai engagé ma foi, mais auprès de seigneurs qui ne transigent pas avec l’honneur et exigent autant d’eux-mêmes que de ceux qui les servent. Si j’avais agi comme vous et apporté le déshonneur en cadeau à Hywel, il m’aurait frappé et jeté dehors. Mais je suis persuadé que Cadwalader vous a accueilli, et avec plaisir encore.

— Ce n’était pas facile, croyez-moi, affirma Gwion, solennel. Plus difficile que de mourir.

Mais déjà Cuhelyn s’était dégagé et se dirigeait à grands pas vers le camp qui commençait à s’éveiller dans la lumière du matin.

 

Parmi les hommes d’Owain, Gwion se sentait exilé, rejeté même s’ils acceptaient sa présence sans rechigner et ne se donnaient pas la peine de l’éviter ou de le mettre en quarantaine. Il n’avait aucune fonction parmi eux. Il n’appartenait pas à leur seigneur et il ne pouvait pas aller rejoindre le sien. Il passait silencieux au milieu d’eux, absent et, d’une colline au nord du camp, il resta longtemps à regarder les dunes au loin, où Cadwalader était retenu prisonnier en attendant qu’il verse les deux mille marcs du salaire promis aux Danois.

Dans le lointain, les champs cédaient la place aux premières ondulations sablonneuses ; les arbres épars s’amenuisaient et devenaient taillis, buissons. Et un peu plus loin, enchaîné à présent, qui sait, Cadwalader se morfondait en attendant l’aide que lui refusait son bourreau de frère. Ni la faute qu’il avait commise, ni sa foi rompue, ni même le meurtre d’Anarawd, si c’était vraiment lui le coupable, ne pouvaient justifier l’abandon de Gwion. Lui-même, ce qui était impardonnable, avait rompu son serment, mais il n’y avait rien qui puisse pousser le vassal dévoué qu’il était à ne plus suivre son maître. Une fois donné et accepté, le serment de fidélité durait la vie entière.

Et il était impuissant ! Il pouvait partir s’il le souhaitait. La belle affaire ! Il y avait aussi la centurie qui bivouaquait non loin de là, mais les Danois étaient autrement nombreux et avaient dû ériger des défenses solides. Une tentative inconsidérée pour libérer Cadwalader risquerait de lui coûter la vie, à moins que les Danois ne lèvent l’ancre et prennent la mer où ils ne sauraient être rejoints, sans oublier d’emmener leur captif, qui serait définitivement hors d’atteinte.

Il ne voyait vraiment aucun moyen de libérer son suzerain et cela le désolait que Cadwalader, qui avait déjà tant perdu, soit obligé de racheter sa liberté sur le peu d’argent et de bétail qui lui restait. Même si Owain avait raison et que ses jours n’étaient pas en danger s’il payait ses dettes, cette situation humiliante, être captif, devoir se soumettre, suffirait à miner cet esprit orgueilleux. Gwion en voulait à Otir et à ses Danois pour chaque marc promis. Cadwalader n’était pas forcé d’aller chercher une aide étrangère contre son frère, certes, mais ce genre d’impulsion avait toujours été sa faiblesse et ceux qui l’aimaient s’en accommodaient, comme des maladresses d’un enfant intrépide, et s’en arrangeaient au mieux. C’était injuste maintenant de ne plus être aussi indulgent envers lui que par le passé.

Gwion longea la crête, continuant à s’user les yeux à force de scruter le nord. Un rideau d’arbres, rabougris par l’air marin, qui sous l’effet des vents dominants, s’inclinaient vers les terres, couronnaient le sommet. Au-delà de cette ligne inégale, immobile comme les arbres eux-mêmes, un homme regardait dans la même direction que Gwion. La trentaine, peut-être, solide, musclé, avec quelques traces de gris dans ses cheveux bruns. Ses yeux, sous d’épais sourcils noirs, ne quittaient pas la ligne onduleuse de l’horizon dégagé. Il était sans armes, le torse et les bras nus dans le soleil du matin. Tout concentré qu’il était, il donnait une grande impression de force. Bien qu’il eût entendu Gwion arriver, il ne tourna pas la tête ni n’abandonna sa surveillance pendant un moment, jusqu’à ce que Gwion soit tout près de lui. Alors seulement, lentement, avec indifférence, il pivota.

— Je sais, murmura-t-il, comme s’ils se connaissaient de longue date, que rester là des heures ne sert à rien.

C’était exactement ce qu’éprouvait Gwion, parfaitement résumé. Pendant un instant il ne sut que dire.

— Vous aussi ? demanda-t-il prudemment. Vous avez quelqu’un chez les Danois ? Qui ?

— Ma femme, répondit l’homme si intensément qu’il n’eut rien à ajouter pour exprimer le vide qu’il ressentait.

— Votre femme… répéta Gwion sans comprendre. Mais comment…

Cuhelyn avait parlé de trois otages que la défection de Cadwalader mettait en péril, une jeune fille et deux religieux, premières victimes des mercenaires de Cadwalader. Et si les Danois cherchaient à se venger ? Les choses se compliquaient et il commençait à comprendre la position d’Owain. Cadwalader n’avait pas réfléchi. Il ne réfléchissait jamais, il agissait, quitte à regretter après, comme il regrettait sûrement ses fautes depuis qu’il avait commis l’erreur d’engager les Danois.

Mais oui, la jeune fille. Gwion se rappelait à présent. Une belle brune, grande, mince, qui servait à la table du prince sans presque jamais sourire. Elle avait des relations difficiles avec son père. Il en avait entendu parler, comme tout le monde, mais comme il n’était pas de Gwynedd, ça lui était égal. Alors, c’était elle. Elle devait, il s’en souvenait, épouser un îlien d’Anglesey au service d’Owain.

— Tu es Ieuan ab Ifor, tu allais épouser la fille du chanoine.

— C’est bien moi, répondit Ieuan, fronçant les sourcils. Et toi, qui es-tu, qui sais mon nom et pourquoi je suis ici ? Je ne t’ai pas encore vu parmi les gens du prince.

— Et pour cause, je m’appelle Gwion. Je suis le dernier otage de Ceredigion. J’appartiens à Cadwalader, prononça-t-il avec décision, observant la flamme s’allumer dans les yeux de son interlocuteur. Pour le meilleur ou pour le pire, je suis à lui. J’aimerais autant que ce soit pour le meilleur.

— C’est pourtant sa faute si la fille de Meirion est prisonnière de ces pirates. Le bien qu’il a accompli tiendrait dans un dé à coudre.

Et là-dessus, il dévida la litanie de ce qu’il y avait à reprocher à Cadwalader.

— Prends garde à ne pas aller trop loin dans tes propos, l’avertit Gwion, beaucoup plus triste et las qu’indigné, car cela pourrait ne pas me plaire.

— Oh ! rassure-toi ! Je ne reprocherais jamais à quiconque d’être fidèle à son prince, Dieu veuille seulement t’en envoyer un meilleur. Toi, tu peux l’excuser, quelque couleuvre qu’il t’ait forcé à avaler, mais ne m’en demande pas autant alors qu’il a abandonné ma fiancée à son sort chez les Danois.

— Le prince a déclaré qu’elle était sous sa protection, il n’y a pas une heure. Il a offert de les racheter, elle et les deux moines, et a averti qu’il vaudrait mieux ne pas y toucher.

— Oui, mais lui est ici et elle est là-bas, objecta Ieuan, et ils ont perdu celui auquel ils tenaient le plus. Ils pourraient se payer sur ceux qui leur restent.

— Tu te trompes, répliqua Gwion, qui lui raconta l’enlèvement de Cadwalader. Ils n’ont donc pas besoin de victimes de substitution.

Les sourcils de Ieuan, particulièrement expressifs chez lui, se froncèrent sous le soupçon et l’incrédulité, mais voyant que Gwion ne détournait pas le regard, il se détendit et montra sa surprise.

— Ce n’est pas possible, enfin…

— C’est pourtant la vérité.

— Comment le sais-tu ? Qui te l’a raconte ?

— J’y étais, je vais t’expliquer… Tiens, regarde, j’ai encore les marques des cordes sur les poignets, dit-il. Regarde !

Dans ses efforts pour se libérer, il s’était sérieusement écorché les poignets. On ne pouvait pas se tromper sur les brûlures qu’il exhibait. Ieuan les fixa longtemps, acceptant la vérité, sans un mot.

— Voilà pourquoi tu m’as dit : « Toi aussi ? » Maintenant je sais qui tu as chez les Danois. Tu voudras bien m’excuser si je ne compatis pas. Tout ce qui pourra lui arriver, il l’a bien cherché. Mais elle, de quoi est-elle coupable pour avoir mérité cela ? Si sa présence là-bas peut la délivrer elle, j’en serai ravi.

Il n’y avait rien à répondre à cela, aussi Gwion garda-t-il le silence.

— Si on était une dizaine à voir les choses comme moi, poursuivit Ieuan, plutôt pour lui-même, je la sortirais de là, moi, malgré tous les bateaux venus de Dublin. Elle est mienne et je ne la laisserai pas me passer sous le nez.

— Mais tu ne l’as pas encore vue, objecta Gwion, saisi par cette passion soudaine chez un homme apparemment si calme.

— Moi, je l’ai vue, j’étais à un jet de pierre de leur palissade, sans qu’ils s’en rendent compte. Je peux recommencer quand je veux. Elle était assise au sommet de la dune, regardant vers le sud, attendant sa délivrance dont nul ne se soucie. Elle est encore plus belle qu’on ne me l’avait décrite. Souple et lumineuse comme l’acier, et une démarche comme celle d’un faon. J’irais bien seul, mais je crains qu’elle soit tuée avant que je n’arrive jusqu’à elle.

— Je t’accompagnerais volontiers pour mon seigneur, déclara Gwion, qui devenait plus calme à présent que cet amour fervent avait réveillé un peu d’espoir en lui. Tu te moques de Cadwalader et ton Heledd ne m’intéresse guère plus, mais si nous réunissons nos forces pour élaborer un plan, ce sera toujours mieux que seul. On est plus fort à deux.

— Cela n’est pas suffisant, répondit Ieuan qui l’écoutait cependant.

— C’est un début. D’ici quelques jours, on sera peut-être davantage. Même s’ils parviennent à forcer mon maître à payer sa rançon, il lui faudra plusieurs jours pour réunir le bétail et trouver ce qui restera en pièces d’argent. Et puis, ajouta-t-il, en se rapprochant et en baissant la voix au cas où un intrus serait à proximité, je ne suis pas venu seul. J’ai amené avec moi une centaine de fidèles de Cadwalader. Oh ! pas pour ce qu’on a en tête pour le moment. Je croyais que les deux frères s’étaient réconciliés, et qu’ils se seraient unis pour chasser les Danois, comme ça mon maître aurait eu sa propre troupe pour se battre à côté d’Owain. Je n’aurais pas aimé qu’il doive son salut à la pitié de son frère, mais à la force de ses armes. Je suis venu en tête pour lui apporter la bonne nouvelle, et tout ce que j’ai vu c’est qu’Owain l’avait abandonné. En plus, à l’heure qu’il est, il est prisonnier des Danois.

Ieuan avait retrouvé son impassibilité mais on sentait sous son regard distant et son grand front qu’il évaluait ses chances, imprévisibles jusqu’à maintenant.

— Tes hommes sont-ils loin ?

— A deux jours de marche. J’ai laissé mon cheval et le palefrenier qui m’a accompagné à un mille au sud pour être seul avec Cadwalader. Owain m’a laissé libre de rester ou de partir. Je peux donc repartir sur l’heure voir mon homme de confiance et l’envoyer chercher les renforts aussi vite qu’il est possible à pied.

— J’en connais ici qui aimeraient bien se distraire, eux aussi. Il y en a qu’il faudra persuader et d’autres pour qui ça ira tout seul. Nous en reparlerons, Gwion, murmura-t-il en frottant ses grandes mains l’une contre l’autre avant de les refermer sur une arme invisible. Et ne devrais-tu pas être reparti avant la fin du jour ?

L'Été des Danois
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